Borislehachoir Hors Ligne Membre Inactif depuis le 15/08/2024 Grade : [Nomade] Inscrit le 23/04/2004 7425 Messages/ 0 Contributions/ 0 Pts | Envoyé par Borislehachoir le Lundi 20 Avril 2020 à 21:49
La vie de Boris, chapitre 592 : Rieuse
(récit de 2017)
- Boris, je dois dire que certaines personnes m'ont vanté votre débrouillardise et que j'attends beaucoup à ce sujet. Concernant vos compétences comptables, êtes-vous capable de tenir seul un poste nécessitant de maitriser à la fois les budgets communaux et les impôts ?
- Bien sur.
Je maitrise approximativement mes couilles, et encore. Le communal c'est du chinois à mes yeux et le premier gland pris au hasard dans la rue sera sans doute meilleur que moi.
Mais je suis obligé de mentir. Il fallait que je me tire de mon ancien poste, et la place ici était vacante. Les agents étaient tellement contents de voir débarquer un spécialiste qu'aucun n'a semblé se demander si je n'étais pas un parfait imposteur, et je ne peux plus reculer. Surtout pas devant un enfoiré malin comme mon nouveau chef.
- Vous m'en voyez ravi. Une dernière chose : l'équipe recouvrement est constituée de nouveaux, comme vous. Ou plutôt, pas tout à fait comme vous puisqu'ils sortent de l'école sans avoir votre expérience pratique. Je compte sur vous pour… les observer, venir me dire si leur attitude est à risques, ce genre de chose, vous voyez ?
- Parfaitement.
Je suis un escroc et une balance. Voilà qui commence bien. Je m'installe pour la première fois sur mon poste de travail et rencontre Jeff, mon binôme.
- Jeff.
- Boris.
- On s'est déjà vu non ?
- Pas vu. Au téléphone. Je t'ai débloqué tes émargements l'an dernier.
- Ah oui. Le journal P6, c'est ça ?
- P14.
- Ouais…. sur le 1-104.
- 101.
Jeff est un type agréable doublé d'un parfait nulos en comptabilité. Point négatif : il ne sera d'aucune aide. Point positif : il déteste suffisamment le chef pour rechigner à me dénoncer. Et pour peu que je ne lui colle pas de travail en plus, il ne me fera pas de difficultés.
- Jeff ?
- Oui ?
- Les deux autres nouveaux là. C'est qui ?
- Rieuse et Hipster. Tu devrais les saluer, ils sont à côté.
Je quitte mon bureau et tombe face à deux personnes que je déteste immédiatement. Lui, ses vêtements de luxe, sa barbe faussement mal taillée et son sourire en coin. Elle, sa fausse bonne humeur, ses yeux qui pétillent et sa voix aigue. Un micro dandy et la bonne copine de service. Des hypocrites comme j'en ai supporté des tas.
Le service recouvrement.
J'avais passé deux ans à faire du recouvrement et j'avais pu voir le profil type des agents de recouvrement. Des faux-cul, des arrivistes, des névrosés et des abrutis. Des gens qui se servent de leur minuscule pouvoir pour écraser les autres, des taches qui assoient leur bonheur sur les malheurs des usagers.
- Je suis content de travailler avec toi, Boris, me dit Rieuse. J'espère qu'on ne viendra pas faire n'importe quoi avec ta comptabilité.
- Je me rattrape toujours aux branches.
J'avais évalué la quantité de travail de Rieuse et Hipster et j'étais formel ; leur travail nécessitait trois personnes, peut-être quatre. Formées. Deux nouveaux sortant de l'école, c'était du suicide. Aussi je n'avais pas à chercher bien loin pour voir ces deux faux jetons couler : il suffisait de laisser faire le temps.
- Je n'aime pas trop faire le guichet, me disait Rieuse. J'ai du mal à être méchante ou dédaigneuse envers les gens. J'ai trop d'empathie pour faire ça.
Je la connais bien l'empathie des gens comme toi. Vous êtes toujours gentils quand ça ne vous coute rien. Mais lorsque le chef vous demandera de devenir impitoyables, vous deviendrez des petits serviteurs zélés et je serais là pour vous voir piétiner vos idéaux de la veille.
Rieuse et Hipster ont pris le truc. Vite. Je devais le reconnaitre : ils avaient une force de travail peu commune et leur duo fonctionnait bien. Hipster ne comprenait rien à la comptabilité mais connaissait les règles fiscales par cœur, semblait pouvoir suivre 4 dossiers en même temps et répondait aux mails d'une main en mangeant un sandwich de l'autre. Rieuse accompagnait les usagers comme l'aurait fait une assistante sociale, prenait leur numéro de téléphone et leur assurait un suivi tellement personnalisé que ses journées ne semblaient jamais se terminer, sans compter le fait que sa phobie de la conduite lui faisait prendre des covoiturages qui rallongeaient ses heures de travail et la conduisait à rentrer chez elle à la nuit tombée;
Quant à moi, mon espionnage était une grande tartufferie. Je faisais semblant de dénoncer Hipster ou Rieuse pour des choses qui n'amenaient à aucune conséquence, tout en cachant leurs véritables erreurs et les fois ou ils s'étaient révélés un peu trop conciliants.
- Je comprends pas, me disait Jeff. Je croyais que tu ne les supportais pas ?
- C'est le cas.
- Alors pourquoi tu ne dis rien ?
- Je suis pas un délateur.
Les jours passaient et le travail s'accumulait. Hipster perdait du poids, le maquillage de Rieuse devenait parfois approximatif. Leurs imputations comptables devenaient erratiques mais aucun des deux ne semblait vouloir abandonner le fait de traiter chaque usager comme si il était le seul, de tenir une sorte de gestion humaniste. La pression avait beau devenir de plus en plus forte autour du duo, ils ne cédaient pas. Je m'étais demandé, entre leur optimisme et mon imposture, ce qui serait révélé aux yeux de tous en premier, mais leur optimisme restait de mise et mon imposture ne semblait même pas alerter Jeff qui en six mois ne s'était pas rendu compte que j'avais littéralement improvisé des centaines de lignes de comptabilité publique.
- T'es sur de toi ?
- Bien sur que non.
- C'est une grosse somme ?
- Les recettes d'une ville de 40 000 habitants. Je vais faire ça au feeling.
- Et si tu te plantes ?
- Ce sera l'occaz d'apprendre à rectifier.
Je leur avais donné un mois avant d'abandonner. Au bout de deux, ils furent obligé de prendre des vacances et leurs absences augmentèrent encore leur charge de travail. Hipster fumait cigarette sur cigarette avec un regard fou, Rieuse riait beaucoup plus rarement. Et un jour, je profitais du fait qu'ils aient le dos tourné pour leur piquer quelques dossiers en douce.
- C'est du recouvrement ça, me demanda Jeff, non ?
- Ouais.
- Qu'est ce que ça fout sur ton bureau ?
- Ils vont pas y arriver.
- C'est pas ton problème.
C'était mon problème. Parce qu'au départ, j'avais voulu prouver que j'étais meilleur qu'eux, que leur fausse bienveillance était plus intéressée que la mienne. Or, ils subissaient actuellement une pression atteignant celle que j'avais moi-même connu dans mes pires moments. Pour prouver que je valais mieux que ces deux crétins, je devais leur assurer une situation similaire à la mienne, pas pire ; l'aigreur ne devait pas me rendre malhonnête. Aussi, je commençais a leur piquer des dossiers et à les finaliser dans leur dos.
Le manège dura quelques semaines. Un bordereau de notaire par ci, une liste de poursuites par là. Ma rapidité me permettait de tenir mon poste et un bout du leur sans que quelqu'un d'autre que Jeff n'ait découvert le pot aux roses. Hipster et Rieuse pensaient que leurs dossiers en cours avaient été finalisés par l'autre et se respectaient d'autant plus que chacun se demandait comment l'autre parvenait à abattre une telle quantité de travail. Et toujours, ce même accueil respectueux des redevables, cette dévotion absolue.
Et, alors que j'avais tout fait pour qu'ils craquent, je craquai avant eux.
C'était une pose midi. Hipster et Rieuse déjeunaient ensemble, je passais en coup de vent prendre un sandwitch, lorsque Rieuse me barra le passage.
- Alors, dit-elle avec un sourire, on fait nos dossiers à notre place ?
Hipster me regardait fixement. Je bredouillais quelque chose de négatif mais Rieuse ne voulait pas abandonner.
- Tu nous prends vraiment pour des idiots là. Allez, avoue.
Et j'ai avoué.
Tout.
Mon attitude de connard envieux depuis le début, le fait que j'avais personnellement souhaité qu'ils se plantent pour rehausser mon estime de moi-même, l'espionnage bidon pour le chef, le fait que j'étais certain que les sourires de Rieuse et la concentration de Hipster n'étaient que des masques sociaux, mon imposture à la compta, le fait qu'on me prenait pour un expert alors que je n'étais qu'un branquignol avec une bonne capacité d'improvisation. Je lui demandais pardon, je l'assurais que j'avais parfaitement conscience d'avoir été une ordure. Ma voix tremblait et mes jambes semblaient sur le point de vaciller, mais Rieuse me répondt simplement :
- En tout cas, ton aide était gentille. Mais tu aurais du nous le dire.
Rieuse partit aux toilettes et je restais seul face à Hipster, dont le regard avait quelque chose de dégouté.
- Au moins, toi je comprends ce que tu ressens. T'as clairement envie de me casser la gueule.
Je pensais comprendre Hipster mais il me surpris pour la première fois.
- Elle voit toujours le bon côté des choses. Au début, je la trouvais naive, voir idiote. Et toutes les fois ou on n'était pas d'accord, elle a eu raison. Moi, je t'aurais pas refait confiance. Mais si elle, elle pense qu'on peut, alors c'est bon pour moi.
La confiance. Ce truc que j'avais totalement perdu au fil de mes missions. Je cherchais quelle était la dernière personne à m'avoir témoigné sa confiance et je ne m'en rappelais pas.
Les trois mousquetaires étaient quatre, le duo du recouvrement devient trois. Je me transformais, de manière pratiquement officielle, en renfort du binome, alternant le guichet, les délais de paiement, les mails, le téléphone et le suivi des dossiers. Hipster respectait le fait que je sache anticiper toutes les anomalies comptables et Rieuse admirait l'autorité que je pouvais avoir au guichet et mon calme apparent même dans les situations catastrophiques. Informellement, je deviens leur chef, sans l'avoir souhaité une seconde. Hipster, ce type qui supportait l'autorité encore plus mal que moi, ne pouvait suivre que quelqu'un n'ayant aucune envie de commander ; Rieuse, dénuée de toute confiance en elle, avait besoin que quelqu'un lui dise ce qu'elle savait en réalité déjà. Hipster et Rieuse étaient parvernus en un an à faire ce que j'avais échoué à accomplir avant de les rencontrer, et je n'en tirais plus d'aigreur. Le temps passé les uns avec les autres était une vraie vie de chat, les expériences nous faisaient multiplier virtuellement les mois ensemble ; je rencontrais la famille de Rieuse, et mes amis du métier firent de Hipster un membre du groupe à part entière.
Rieuse et moi sommes partis en même temps, mais dans des directions opposées. Rieuse rejoignit son sud natal, tandis que ma promotion surprise m'envoya au nord. Hipster ne s'entendit pas avec la nouvelle équipe et partit pour de nouvelles aventures six mois plus tard ; quand nous nous téléphonons pour prendre des nouvelles, il me fait comprendre qu'il n'a jamais retrouvé la complicité qu'il avait eu avec Rieuse ou moi, et je lui réponds que moi non plus. Rieuse, elle, semble avoir mieux vécu la séparation, ce qui prouve sans doute qu'on avait d'avantage besoin d'elle qu'elle de nous. Je parle encore à Rieuse, de temps en temps, mais je n'ai jamais eu le courage de lui dire ce qu'elle avait changé en moi, et je ne lui dirais probablement jamais.
Boris.
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