Article Magic : Lady Azami et L'Innommable

Fiche du Membre

Johannes

Avatar de Johannes

Hors Ligne

Membre Inactif depuis le 19/07/2016

Grade : [Modo Forum]

Inscrit le 08/04/2005
3544 Messages/ 0 Contributions/ 408 Pts

Lady Azami et L'Innommable

Type : L'Univers Magic

Catégorie : Biographie des personnages

Posté le 28/03/2007 par Johannes

Et voici la suite de la série de traductions de nouvelles de Kamigawa... cette fois-ci, il s'agit non pas d'une, mais de deux nouvelles. Pourquoi les regrouper dans un même article ? Parce qu'elles tournent toutes les deux autour du personnage de Lady Azami, même si à priori la seconde est plutôt centrée sur un kami mystérieux, l'Innommable. De plus, toutes les deux se passent principalement à l'école de magie de Minamo.

Dans la première, Gwendolyn Kestrel nous raconte, à la première personne (ce qui donne une impression étrange à la lecture, une certaine implication dans l'histoire), l'ascension irrésistible de Lady Azami à la tête de l'école de Minamo, apparemment poussée dans cette voie par un kami.

Dans la seconde, nous nous retrouverons au milieu d'un groupe d'élèves de l'école Minamo, à la recherche de la vérité sur un complot fomenté par leurs professeurs (ambiance Harry Potter garantie). Rei Nakazawa est décidément très doué pour instaurer des atmosphères mystérieuses.

Tout


- Gwendolyn Kestrel



La plus précieuse des connaissances est celle que personne ne peut enseigner, mais que l'on peut malgré tout apprendre. C'est votre propre secret. C'est la vérité. Cela peut-être une bénédiction ou une malédiction.
Je suis Azami, grande bibliothécaire de la plus vaste et la plus complète bibliothèque de tout le pays. J'ai tout ce que j'ai toujours voulu, et pourtant je ne suis pas heureuse.
Petite fille, j'ai grandi dans la province de Kawabe en aval des chutes. Mon père servait dans l'armée et était loin de la maison la plupart du temps. Ma mère étudiait les traditions soratami et écrivait des ouvrages d'érudition sur le sujet. Elle passait très peu de temps avec mon frère et moi.
Mère était très stricte. Elle possédait de nombreux documents et parchemins, qu'elle nous interdisait de toucher, et encore moins de lire. Elle nous avait dit qu'ils étaient trop précieux, trop sophistiqués, ou trop imprégnés de sorcellerie pour que nous les lisions. Bien sûr, il s'agissait des textes qui m'intéressaient le plus, et donc je chapardais fréquemment ces livres dans la bibliothèque privée de ma mère. Puis je m'asseyais près de la rivière et je lisais.



Un jour, alors que le monde était plongé dans le brouillard, j'ai volé l'un des parchemins de sa collection. Je l'ai emporté avec moi à la rivière. J'ai dû attendre un peu que le soleil consume la brume matinale avant qu'il fasse suffisamment clair pour pouvoir déchiffrer le texte. Tandis que je m'asseyais, désoeuvrée, jetant des brindilles dans le courant pour les regarder flotter vers l'aval, un esprit de la rivière fit surface pour me regarder. C'était une étrange créature écailleuse dotée de dizaines de nageoires et de quatre yeux globuleux. A l'époque, je le pris pour un Grand Kami. Je n'étais après tout qu'une petite fille.

"Que fais-tu ?" demanda-t-il d'une étrange voix qui ressemblait à un gargouillis. Il me fixa sans ciller pendant que je rassemblais le courage suffisant pour lui répondre.

"Je suis venue ici pour lire, oh, Seigneur", dis-je.

"Pourquoi lis-tu ?" demanda-t-il.

Cette fois, j'ai répondu sans hésiter. "Pour accéder à la connaissance."

"Et est-ce ce que tu veux le plus ?"

"Oui, oh oui," répondis-je.

Il fit cligner lentement chacun de ses quatre yeux l'un après l'autre.

"Que serais-tu prête à abandonner pour cela ?"

Mon estomac se retourna. Comme dans les légendes et les vieilles histoires, le Grand Kami était en train de m'offrir un pacte.

"Tout," murmurais-je.

"Alors tu l'obtiendras peut-être," dis l'esprit en disparaissant sous la surface dans un grand bruit d'éclaboussures.

La joie emplit mon coeur. J'attendais impatiemment la réalisation de mon souhait. Les jours passaient et rien de notable ne se produisait, mais je ne désespérais pas. J'ai continué à chaparder et à remettre à leur place des documents de la bibliothèque de ma mère.

Un an après l'incident avec l'esprit de la rivière, ma mère remarqua mes absences répétées. En partant à ma recherche, elle tomba dans la rivière et manqua de se noyer. Terrassée par la fièvre, elle dû rester confinée à son lit. Les meilleurs efforts du guérisseur local et du résident jushi échouèrent à lui faire retrouver la santé. J'avais, moi aussi, peur pour elle, baignant son front avec des linges humides et la nourrissant de soupe, mais je passais plus de temps dans sa bibliothèque qu'à son chevet. En une lune, elle mourut.

Les philosophes disent que la mort n'est qu'un changement. Le trépas de ma mère changea bien des choses dans ma vie. Mon père décida de m'envoyer à l'école Minamo. Il disait qu'il souhaitait que je puisse développer pleinement mon potentiel, mais je savais qu'il ne voulait pas avoir à élever une fille. C'est pourquoi ce fut également l'année où mon père me fut enlevé. Pour m'aider dans mes études, il envoya avec moi la bibliothèque de ma mère.

Les parents que j'avais perdus me semblaient être un faible prix à payer pour les possibilités que j'avais obtenues. J'ai tenté de porter le deuil de ma mère, de mon père, comme prix de ma connaissance. Mais je n'y parvenais pas. J'avais l'impression que ces tragédies ne dépendaient pas de moi. L'esprit de la rivière respectait ses engagements. Ce n'était pas de ma faute : c'était le Grand Kami qui agissait pour m'amener à la connaissance.

J'ai envoyé un bateau de papier avec une offrande d'encens doux et de fleurs dans le courant avant mon départ pour l'école.

* * *



A l'école, j'ai rencontré Etsumi Urano. Elle et moi étions jeunes, brillantes et ambitieuses. Dans d'autres circonstances, nous aurions pu devenir rivales, mais au lieu de cela, nous sommes devenues des amies très liées.

Les années passèrent dans la joie, et nous devînmes de belles jeunes femmes. Nous nous occupions uniquement de nos études et de l'une et l'autre.

Etsumi complétait ses études par un entraînement au maniement du bo et par un style de magie particulier.

Pour ma part, les documents anciens me fascinaient. Tant de connaissances avaient été gagnées et perdues. Dans un vieux manuscrit, j'ai trouvé une référence à un espion soratami en mission en territoire nezumi. L'espion avait volé les plans de bataille et le journal que tenait le général Sonzaki. Sur le point d'être capturé, il avait dissimulé les tubes de cuivre contenant les rouleaux de parchemin dans un reliquaire du temple Kitanosu. Il s'était échappé et était revenu les mains vides. Le temps d'organiser une nouvelle mission, la grande bataille serait terminée depuis longtemps, et les manuscrits semblaient donc négligeables.

Peut-être étaient-ils négligeables à l'époque, mais pour moi, aujourd'hui, étudiante en histoire traditionnelle, aspirante à l'érudition, devant faire mes preuves, ces documents seraient inestimables.

Le temple existait toujours. Il se situait seulement à quelques lieues en territoire nezumi. Je parvins à convaincre Etsumi que nous pourrions nous introduire dans le temple, trouver les manuscrits et repartir discrètement. Avec son habileté au bo et notre connaissance des boucliers et de la magie protectrice, nous pourrions y parvenir aisément.



J'avais tort. Parvenir jusqu'au temple et y entrer fut difficile, mais réalisable. Nous avons évité les patrouilles aléatoires des nezumi. Passer devant un ochimusha humain qui ronflait d'un sommeil d'alcoolique dans le coeur même du temple ne fut pas non plus un défi insurmontable.

Notre recherche des manuscrits cachés dans le temple, pillé et saccagé, pris du temps. Nous venions de les trouver lorsque l'ochimusha commença à se réveiller. Il nous aperçut pendant que nous prenions la fuite. Il nous interpella, alertant les deux rats dégoûtants qui surveillaient la zone.

L'un d'eux nous poursuivit. L'autre alerta le village, criant qu'ils étaient attaqués.

Nous avions une confortable avance, mais le nezumi qui nous pourchassait commença à gagner du terrain. Le lourd fardeau constitué par les parchemins nous ralentissait.
Etsumi et moi courûmes en zig zag à travers les marais.

"Des sables mouvants !" criais-je, juste un instant trop tard, tandis qu'Etsumi s'enfonçait jusqu'aux cuisses dans le marécage.

"Azami, prends ma main," dit-elle en gardant son calme. "Tu peux me tirer de là facilement. Si nous laissons ici les parchemins, nous pourrons semer le nezumi.

"Donne-les moi d'abord," dis-je.

Ce n'était pas de ma faute, j'ai dû suivre l'impulsion du Grand Kami.

Serrant étroitement le paquet de parchemins cachetés de cire, je l'ai abandonnée dans les marais, lentement engloutie par les sables mouvants. Le nezumi la trouverait rapidement et sa poursuite prendrait fin avec cette capture. Malgré le fait que ses cris me poursuivaient, une voix résonnait bien plus fort dans ma tête, une voix de petite fille. Et sans cesse, je l'entendais : "Tout."

* * *



Si j'avais été une élève assidue auparavant, je redoublais d'efforts dans cette voie après la mort d'Etsumi. Je publiais des versions annotées de volumes anciens pour les érudits. Cela m'ouvrit l'accès à un statut plus élevé.

Mon dévouement à mon travail et mes aptitudes me conduisirent à une ascension rapide. Comme je passais le plus clair de mon temps à la bibliothèque, je devins une autorité en ce qui concernait le catalogue. L'école me chargea d'obtenir et de répertorier de nouveaux textes. Tous mes efforts étaient enfin récompensés.

Toute personne ayant réussi dans la vie possède des adversaires qui souhaitent la voir tomber. La grande bibliothécaire, Atsuko Shimazaki, s'efforçait de contrecarrer mes projets chaque fois qu'elle en avait la possibilité.

J'ai tenté de me réconcilier avec elle en l'invitant à un déjeuner au sommet des chutes. Je mangeais très peu, tout en lui servant les plats et la boisson et en discutant de sujets légers d'intérêts communs. Puis j'expliquais avec éloquence ma volonté d'apprendre avec elle, en la considérant comme une alliée plutôt qu'une ennemie. Elle mangea et but gloutonnement, mais refusa de donner suite à mes tentatives de réconciliation. Quel dommage que la salade de délicats champignons que j'avais servie en dessert incluait une variété empoisonnée. Pourtant, avec tout mon savoir, j'aurais dû pouvoir l'identifier, mais une erreur n'est jamais impossible. La petite part que j'avais mangée me rendit certes malade mais témoignait de mon honnêteté. La quantité conséquente ingurgitée par Atsuko la conduisit à une maladie longue et pénible qui l'empêcha de retourner à ses fonctions. C'était bien dommage, et je ne pouvais rien y faire.

* * *



Les années passèrent et, sans obstacle, je devins de plus en plus puissante et respectée. A présent, je suis la grande bibliothécaire de la plus prestigieuse collection de livres du monde.

Récemment, un groupe qui chassait les kami des Grandes Chutes ramena un étrange esprit de rivière. C'était une curieuse créature écailleuse, dotée de dizaines de nageoires et de trois yeux globuleux, et d'une cicatrice fermant une orbite vide, montrant l'endroit où un quatrième oeil se tenait anciennement. Elle était plus âgée, et les années n'avaient pas été tendres, mais je n'ai pas manqué de la reconnaître.

Après quelques examens, la plupart fort déplaisants pour la créature, j'ai pour la première fois appri bien plus que je ne l'avais jamais souhaité. Ce n'était pas un Grand Kami capable d'exaucer les voeux. C'était un simple esprit des rivières, sans autre pouvoir que celui d'attirer les poissons à lui. Les évènements de ma vie n'avaient pas été prévus et provoqués par un kami manipulateur; non, la responsabilité de la mort de ma mère, d'Etsumi et d'Atsuko Shimazaki était mienne, uniquement mienne.

Le poids de cette information s'abattit sur mon âme comme le couvercle d'un tombeau. Comment avais-je pu être aussi naïve et crédule ? La créature n'était pas un kami puissant. Il ne m'avait jamais fait aucune promesse. Curieuse d'en savoir plus sur les humains, la créature m'avait simplement posé quelques questions et m'avait juste souhaité bonne chance en partant.

Même aujourd'hui, je ne pleure pas les morts. Je ne me repends pas de mes actions. Je regrette juste d'avoir vécu dans l'illusion. J'ai vécu un mensonge. Et le pire, ce qui ne cesse de me hanter, ce qui me rend si amère, c'est que, pour la première fois de ma vie, j'aurais préféré ne jamais connaître la vérité.



Murmures


- Rei Nakazawa



"Ils nous ont menti." Le jeune homme grimaça un sourire en coin, et ses amis pouvaient presque sentir la suffisance qui émanait de lui. C'était un spectacle familier - Kajiya, même s'il n'était âgé que de dix-sept ans et pas plus vieux que ses camarades, s'était autoproclamé comme un modèle de sagesse. Son sourire affecté, encadré par des yeux bruns brillants et ses cheveux huileux, noirs comme des plumes de corbeau, formait comme une entaille de couleur dans son visage pâle.



La petite salle d'étude était étroite, comme l'étaient la plupart des salles d'études de Minamo, dotée d'à peine assez d'espace pour une table, une étagère où poser les encriers et les pinceaux, quelques chaises et des lanternes. La petite fenêtre qui donnait sur les Chutes de Kamitaki offrait une vue tellement mesquine que la plupart des étudiants estimaient qu'il s'agissait d'une intention délibérée. A part le sifflement occasionnel d'un oiseau et le vacarme constant des chutes à l'extérieur, il n'y avait quasiment rien qui puisse distraire les élèves de leurs études... même s'ils le souhaitaient. C'est pourquoi la déclaration du jeune homme capta immédiatement l'attention de ses camarades.

"Quelle surprise..." renifla dédaigneusement Rina, ses deux queues de cheval se balançant gracieusement derrière sa tête. Elle tenta de reprendre sa lecture, pensant que la conversation était terminée. Mais Kajiya n'était pas disposé à laisser l'attention retomber.

"Tu peux te moquer si tu veux, mais c'est la vérité. Je tiens l'information de Gen."

"Le même Gen qui a été expulsé la semaine dernière pour avoir jeté une boule puante dans la Grande bibliothèque ?" dit Nozomi en levant les yeux au ciel. "Il ne pourrait pas avoir une idée intelligente même si Maître Hisoka la faisait tomber sur sa tête."

"Il existe différentes formes d'intelligence," répliqua Kajiya avec le même sourire affecté. "Gen possède ce que mes amis, là d'où je viens, nomment 'l'intelligence de la rue'. Il sait comment découvrir les choses que d'autres veulent garder secrètes."

"Qui nous aurait menti ?" Dans d'autres circonstances, Motomura n'aurait jamais admis que cela l'intéressait, mais il s'ennuyait. Les incantations écrites sur le parchemin en face de lui étaient en train de brouiller, et il était en train de prier pour qu'une distraction arrive lorsque Kajiya avait commencé à parler.

"Tous les grands sensei de l'école, bien sûr, jusqu'à inclure maître Hisoka et Lady Azami. Plutôt étrange pour un lieu dédié à la connaissance, ne croyez-vous pas ?"

"Si tu souris davantage, ton visage va se fendre," soupira Rina. "Tu as déjà détruit ma concentration, alors nous ferions tout aussi bien d'écouter les inepties dont Gen t'a nourri. Alors dis-nous : quel est donc ce secret si spécial que les sensei voudraient nous dissimuler ?"

"Un kami." Le sourire en coin de Kajiya s'élargit lorsqu'il vit les réactions que ce mot provoquait sur les visages de ses amis : soupçon, dégoût, peur. Mais surtout, de l'intérêt. "Un kami amené dans ce monde, ici, à Minamo !"

"C'est insensé," bégaya Nozomi. "Quelle personne saine d'esprit invoquerait un kami à notre époque ? Qui plus est ici ?"

"Et comment pourrions-nous ne pas être au courant ?" ajouta Motomura. "L'apparition d'un nouveau kami est un évènement. Comment maître Hisoka et Lady Azami pourraient-ils le dissimuler ?"

"Prenez garde." La voix de Kajiya devint un murmure. "Je suis en train de parler de choses innommables."

"Oh, ça," gémit Rina. "J'ai déjà entendu cette histoire auparavant. C'est une légende inventée par les anciens élèves pour effrayer les nouveaux étudiants."

"Non ! Gen m'a dit que les sensei nous cachaient la vérité. Ils veulent que nous croyons que tout a été inventé. Mais cela s'est réellement produit !"

"De quelle histoire parlez-vous ?" interrompit Nozomi. "Je ne l'ai jamais entendue."

"C'est parce tu viens d'arriver," répondit Motomura. "Mais tous ceux qui sont là depuis quelques temps la connaissent. Ils la répandent dans chaque nouvelle classe en tant qu'histoire effrayante à se raconter avant de dormir."

Rina brisa enfin le suspense. "On raconte qu'il y a environ quinze ans, une étudiante fut tuée par un kami de l'eau. Ses amis réclamaient vengeance, mais les sensei auraient refusé de les laisser tenter quoi que ce soit qui pourrait conduire au saccage de Minamo par des kami furieux. Alors, pendant que maître Hisoka et Lady Azami étaient sortis, ils entrèrent par effraction dans la bibliothèque privée de Lady Azami et y volèrent des parchemins."

Nozomi déglutit. "Je suis surprise qu'ils n'aient pas été exécutés juste pour ça !"

"Ce qui leur arriva finalement fut bien pire," ricana Kajiya. "Ils utilisèrent d'anciens sorts permettant d'acquérir de la connaissance, en espérant qu'ils pourraient s'en servir pour découvrir quel kami avait tué leur amie, et comment le capturer. Mais ils n'ont pas réalisé que ces sorts étaient de la magie kami. Ils invoquèrent par inadvertance un kami totalement inconnu des mortels, et ce pour une bonne raison : son domaine embrassait tous les savoirs interdits, que seuls les kami sont supposés connaître. Imagine qu'une chose de ce genre s'égare dans Kamigawa !"

Nozomi repris brusquement son souffle; elle n'avait pas réalisé jusque là qu'elle retenait sa respiration. "Et qu'est-il arrivé aux étudiants ?"

"Nul ne le sait," répondit Kajiya. Pas même Gen. "Mais dans ce but, j'ai parlé à certains des enseignants qui étaient étudiants à l'époque où cela s'est produit, et aucun d'entre eux ne pouvait se souvenir de qui que ce soit ayant disparu mystérieusement, ou d'autre chose du même genre. En revanche, ils se rappellent très bien d'une étudiante tuée par un kami de l'eau. Deux de ses amis furent renvoyés chez eux peu de temps après pour avoir négligé leurs études. En tout cas, c'est ce que les sensei ont raconté à l'époque." Le regard enfiévré de Kajiya glissa sur ses camarades. "Vous ne comprenez pas ? Tout cela prouve que l'histoire est vraie !"

"Et après ?" demanda Nozomi. "Si cela s'est vraiment produit, que pourrions-nous faire de plus ?"

"C'est ça le problème avec les nouveaux élèves," dit Kajiya d'un ton sentencieux, avec un sourire en coin qui fit grincer les dents de Rina. "Ils viennent de petites fermes et de petits villages, et donc ils sont incapables d'imaginer quoique ce soit qui aille au delà de cela. Mais Minamo vous a appris à avoir une vision plus large. Peu importe la gloire que nous pourrions tirer d'une documentation officielle sur un kami que presque personne ne connaît. Souvenez-vous, cette chose est un kami de la connaissance. Qui sait ce que nous pourrions apprendre de lui, songez-y ! Nous pourrions changer l'issue de la guerre entière ! Sans parler de ce que nous pourrions garder pour nous !"

"Mais selon Gen, les derniers étudiants à avoir tenté d'entrer en contact avec lui ont disparu," l'interrompit Rina. "Pourquoi aurions-nous plus de chance qu'eux ?"

"Ah, mais eux n'avaient aucune idée de ce qu'ils remuaient avec ces sorts. Ils ne savaient même pas que ce kami existait. Mais nous, oui. Nous serons préparés."

"Et qu'est-ce qui te fait croire que maître Hisoka et Lady Azami ne l'ont pas déjà fait ?" ajouta Rina. "Ou qu'ils ont tenté de le faire sans y parvenir ? Ils ont certainement une raison de le cacher, s'ils ont monté cette énorme conspiration dont parlait Gen."

Kajiya renifla dédaigneusement. "Tu sais comment ils sont. Ils sont heureux de s'enfermer dans leur propre petit univers. Maître Hisoka est trop conservateur, trop effrayé pour laisser quoique ce soit se passer à Minamo. Quant à Lady Azami, qui sait de quoi elle se préoccupe." Les yeux de Nozomi et de Motomura s'arrondirent. Ce dernier regardait frénétiquement autour de lui, comme s'il s'attendait à les voir dans la pièce, en train de les écouter et de les observer. "Comme je l'ai déjà dit, certaines personnes n'ont pas une vision assez large. Mais nous, si ! Nous avons une chance qu'on se souvienne de nous ! Pour toujours !"

"Comme ces deux étudiants de l'histoire ? Oublie les délires de Gen. Mieux vaut se préoccuper des examens et des kami."

"Je ne sais pas, Rina," dit Nozomi à contrecoeur, triturant d'un air quasiment gêné l'étrange mèche blanche qui partageait ses cheveux épais. "Peut-être que Kajiya a raison."

L'autre fille la fixa comme si des cornes venaient de pousser sur le crâne de son amie et qu'elle avait sauté d'une falaise en hurlant qu'elle était une bête magique volante. "Tu n'es quand même pas d'accord avec lui ?"

"Mes parents sont morts," répondit-elle platement. "Ils ont été tués par les kami. Tout comme mes grands frères et mon oncle. Sans Minamo, je ne serais qu'une orpheline de plus, mourrant de faim dans les rues." Elle marqua une pause. "Mon petit frère ne se souvient même pas de ses parents. Il n'a même pas idée d'à quel point il devrait être triste." Elle releva la tête, les yeux rouges mais secs. "Je suis venue ici pour faire changer le cours des choses. Mettre un terme à la guerre. Si je dois disparaître pour cela, je le ferais.

Rina se tourna vers Motomura. "Je te connais", lui dit-elle en l'implorant presque. "Tu ne vas pas prendre part à cette histoire de fous, n'est-ce pas ?"

Motomura rougit. "Je ne suis pas très futé, Rina."

"Motomura..."

"Non, n'essaie pas de mentir. Je sais que je ne suis pas aussi bon sorcier que toi, que Kajiya ou que Rina. Je veux dire, j'ai envie de faire quelque chose pour changer les choses, comme Nozomi, mais je sais que je n'y parviendrai jamais tout seul. Je ne veux pas mourir seul et oublié de tous, Rina. Je veux que les gens se souviennent de moi. Je veux laisser les choses meilleures qu'elles ne l'étaient lorsque je suis venu au monde, mais je ne crois pas pouvoir le faire sans aide." Il la regarda d'un air qu'elle ne lui connaissait pas, et qui semblait presque surnaturel sur son gros visage joufflu. Grand, solide et coiffé d'un crâne rasé et luisant, Motomura ressemblait davantage à un acolyte de Jukai qu'à un apprenti sorcier de Minamo. Ses yeux mi-clos pouvaient trahir une certaine lenteur d'esprit pour ceux qui ne le connaissaient pas, mais s'il y avait une seule chose à savoir sur Motomura, c'était sa tranquilité d'âme, même dans les périodes de crise. Mais à présent, il semblait presque... effrayé, ce qui, d'ailleurs, effrayait Rina à son tour plus qu'elle n'aurait su le décrire. "C'est peut être ma meilleure chance. Ma seule chance."

Rina les regarda tous à tour de rôle : Motomura, qui gardait un air affligé; Nozomi, plongée dans ses pensées; Kajiya qui continuait de sourire comme un imbécile. Elle soupira. "Formidable. Si vous êtes tous renvoyés, je n'aurai plus aucun ami. Il faut que quelqu'un vienne avec vous pour vous éviter les ennuis."

Kajiya ricana. "C'est la mentalité qui nous manquait !"

"Alors, par où commençons-nous ?" demanda Motomura.

"Par où commence-t-on quoi que ce soit, ici ? Par la Grande Bibliothèque."

* * *



Les quatre étudiants étaient silencieux lorsqu'ils entrèrent au coeur de la Grande Bibliothèque, et pas seulement à cause du gardien des parchemins qui les avait regardés fixement à leur arrivée. Les murs de la bibliothèque étaient drapés de l'obscurité d'une fin d'après-midi, faisant paraître la salle sans limites. La lueur de centaines de lanternes magiques jetait une douce lumière sur des râteliers à parchemins et des empilements de papiers et de tablettes. Les seuls sons donnés d'entendre étaient une toux occasionnelle ou le froissement du papier, qui se répercutait sur le plafond en forme de dôme. L'atmosphère embaumait la sagesse et la poussière. Lorsqu'on avait montré la bibliothèque à Nozomi pour la première fois, elle avait fait une remarque, d'une voix basse et craintive : "ça doit être ce que l'on ressentait lorsqu'on vénérait encore les kami." Personne n'aurait pu la contredire.

"Alors, que cherchons-nous ?" demanda Rina. "Je sais que Lady Azami est ici, donc nous ne pouvons pas voler quoi que ce soit dans sa bibliothèque personnelle, mais qu'espères-tu trouver ?"

"Des informations," rétorqua Kajiya. "Sur ce kami et sur ce qu'il fait. De plus, Gen m'a dit quelque chose d'autre. Lady Azami n'a désormais plus de bibliothèque personnelle."

"Cela ne lui ressemble pas," dit Motomura.

"Et c'est bien normal. Gen a dit qu'il avait entendu des rumeurs selon lesquelles maître Hisoka lui-même lui avait demandé de renoncer à cette bibliothèque, d'une part à cause de l'incident, d'autre part parce qu'il pensait qu'elle gardait les documents les plus intéressants pour elle toute seule. J'ai consulté les plans de l'école, et chaque pouce de cet endroit est cartographié."

"Alors où sont passés tous ces sorts interdits que ces étudiants ont utilisés ?" marmonna Rina.

"Bonne question. Gen ne pense pas qu'ils soient dans les caves, donc je me suis dit : quel meilleur endroit pour dissimuler une série de parchemins qu'une bibliothèque ? Qui plus est la plus grande bibliothèque de tout Kamigawa ?

Le visage de Motomura se tordit sous le doute. "Tu penses réellement que les parchemins sont quelque part ici ? Et que nous allons les trouver ?"

"S'ils ne sont pas ici, je ne vois pas où ils pourraient être. Quant à les trouver, eh bien, c'est là où j'avais besoin de votre aide. Nous allons nous séparer et choisir chacun un quart de la bibliothèque. Examinez tout ce qui pourrait avoir le moindre rapport avec le kami que nous cherchons, et sur les sorts anciens, pendant que vous y êtes. Nous nous retrouverons ici dans, disons... deux heures ?"

"Deux heures ?" répéta Motomura, consterné. "Pour fouiller un quart de cet endroit ?" Son regard se posa sur l'étagère du dessus, qui en surplombait une infinité d'autres.

Kajiya sourit. "Alors nous ferions mieux de nous y mettre, n'est-ce pas ?"

* * *



Lorsque Motomura se laissa tomber sur une chaise d'étude à côté de l'entrée de la bibliothèque deux heures plus tard, ses yeux étaient voilés de fatigue. Il ne vit Nozomi revenir qu'à travers un rideau de brouillard, mais il pouvait malgré tout constater qu'elle avait davantage de cheveux en désordre que deux heures plus tôt dans l'après-midi.

"Quelque chose de nouveau ?" Son front cogna immédiatement contre la table en bois de tek avec un bruit mat, son épuisement provenant d'avantage d'un intense ennui que de la fatigue.

"De la mauvaise poésie. Un traité sur les inscriptions honorifiques des tombes Orochi. Davantage de mauvaise poésie. Une chronique de la vie d"un samourai où rien d'intéressant ne se passe. Des pages et des pages écrites par d'anciens étudiants, et qui sont plus mal rédigées que tout ce que j'ai déjà pu écrire. Et je n'en suis pas encore à la moitié de ma section. Mais soyons positif : maintenant, je connais un sort qui fait briller les coquillages dans le noir. Et toi ?"

"Un essai égocentrique sur la supériorité des recherches archéologiques à Araba," répondit-elle, le visage toujours collé à la table. "Un dictionnaire rempli de mots qui ont cessé d'être employés il y a deux siècles. Un atlas hilarant de vieillesse. Des livres d'art à faire dormir un kami. Rien de très important."

"N'est-ce pas merveilleux ?" Kajiya rayonnait lorsqu'il rejoignit le groupe. "Fouiller, lire, chercher... Cela ne vous fait-il pas sentir vivants ?"

Pour la première fois, Motomura compris pourquoi Rina exprimait parfois le désir de plonger Kajiya dans les chutes de Kamitaki. "Alors, tu as trouvé quelque chose ?"

"Rien malgré tout !" répondit-il gaiement. "Mais souvenez-vous: c'est la voie que l'on emprunte qui est importante, pas la destination !"

Motomura s'apprêtait à demander pourquoi, dans ce cas, ils se trouvaient ici, lorsque Rina courut vers la table, les mains remplies de parchemins. "Je crois que j'ai trouvé quelque chose."

La tête de Nozomi se décolla de la table. "Enfin !"

"Qu'est-ce que c'est ?" demanda Kajiya, le cou déjà tendu au dessus de l'épaule de Rina pour jeter un coup d'oeil.

"Cela s'appelle "Le voyage d'un explorateur". C'est le journal d'un ancien samourai qui a passé des années à errer sur Kamigawa il y a des années de cela. Il mentionne une quantité de détails, particulièrement en ce qui concerne les kami dont il entendait parler ou qu'il a rencontré durant ses voyages. Apparemment, il a entendu dire que..."

"Des étudiants fourrent leur nez dans des choses qui ne les concernent pas ?" La voix glacée envoya des frissons à travers leur dos. Avec une lenteur douloureuse, leurs têtes pivotèrent, espérant futilement qu'ils ne verraient pas ce à quoi ils s'attendaient. Lady Azami, les bras croisés devant sa poitrine, les observait par dessus ses lunettes avec un regard perçant qui leur enfonçait des poignards dans le coeur.

"C'était sympa de vous avoir connus," croassa Motomura.

* * *



"Vous vous mêlez de sujets qui ne vous concernent pas !" Le ton agressif que prenait Kajiya était une imitation quasiment effrayante de celui de Lady Azami, comme si elle espionnait de nouveau le groupe. Tous les quatre étaient réunis dans la chambre de Kajiya, leurs visages fumant encore de la fièvre que les mots de la Grande Bibliothécaire avaient déclenchée. "Ou de choses contribuant à une perte de temps massive ! Faites votre choix !"

"C'était... effrayant." Nozomi regardait dans le vague avec les yeux grands ouverts.

"Les nouveaux étudiants se font toujours dessus lorsque Lady Azami hurle sur eux pour la première fois," dit doucement Motomura. "Tu vas vite t'en remettre."

Seule Rina semblait calme, presque songeuse. "Elle a réagi trop vivement," dit-elle dans un murmure si vague qu'elle aurait tout aussi bien pu parler au mystérieux kami des choses interdites.

"Lady Azami ? Réagir trop vivement ?" Le visage de Motomura se tordit légèrement sous la réflexion. "Tu as raison. C'est étrange."

"Je suis d'accord. Elle criait presque lorsqu'elle nous a dit qu'il n'y avait aucun fondement à la folle rumeur répandue par Gen. Je déteste d'avoir à le dire, mais je crois que Gen et Kajiya tiennent vraiment quelque chose."

"Pas s'il n'y a rien pour étayer mes dires," marmonna Kajiya, la tête baissée. "Lady Azami nous a interdit l'accès à la Grande Bibliothèque pour un mois. Et elle nous a confisqué le "Voyage d'un Explorateur". Comment sommes-nous supposés trouver quoi que ce soit à présent ?"

Un petit sourire en coin, semblable à celui que Kajiya arborait plus tôt dans la journée, apparut sur le visage de Rina. "C'est une très bonne question. Peut-être avec... ceci ?" Avec un geste théâtral, elle extirpa un parchemin de ses vêtements. Kajiya le lui prit immédiatement des mains et le déroula.

"Au cours de mes voyages, j'ai appris l'existence d'un kami qui..." Il leva les yeux, effaré. "C'est... ! Mais comment ?"

"Mon père était magicien. Pas un jushi, mais habile dans les tours de passe-passe pour amuser les enfants. Il m'a appris une ou deux choses pour ce qui est de l'escamotage rapide."

Mais plus personne d'autre ne lui prêtait attention. Ils se regroupèrent tous autour du bureau de Kajiya tandis qu'il déroulait lentement le parchemin, le lisant à haute voix au fur et à mesure.

* * *



Peut-être aurais-je dû suivre un entraînement de ninja plutôt que de jushi. L'idée qui traversa l'esprit de Kajiya était si absurde qu'il gloussa presque de rire, ce qui aurait ruiné sa tentative de discrétion. S'introduire dans la Grande Bibliothèque après l'heure de la fermeture, après tout, était censé être la chose la plus difficile au monde, juste après voler un oeuf à O-Kagachi, le Grand Kami lui-même. Mais il trouvait tout cela ridiculement facile; peut-être parce qu'il avait une motivation. Je sais où se trouvent les anciens parchemins !

"Le Voyage d'un Explorateur" avait beaucoup à dire à propos du kami des choses innommables, appelé Le Kami de L'Interdit par le peu de personnes qui en avaient entendu parler. "Apparemment, avait dit Kajiya en lisant le compte-rendu dans sa chambre, "il y avait de vagues murmures d'une force inconnue sur tout Kamigawa à l'époque. C'est à peu près à cette époque que l'incident est survenu. Ceux qui le connaissaient le nommaient 'Towazu'."

"C'est un nom étrange,"
avait remarqué Motomura.

"C'est juste un surnom. Mais certains étaient réticents à le prononcer. Pour une raison quelconque, ils avaient peur de lui donner un nom."

Mais deux faits étaient clairs : du savoir disparaissait et des individus mourraient.
Il y a déjà des centaines d'années, avant la guerre des kami, de studieux jushi tentaient d'apprendre et de maîtriser la magie des kami. Certains recherchaient le pouvoir, d'autres la santé, et quelques uns étaient mus uniquement par la curiosité. C'était de ce dernier groupe que Kajiya se rapprochait le plus.
Ce genre de recherche avait depuis longtemps été interdite par Eiganjo, mais aucun daimyo ne pouvait surveiller tout un chacun, constamment, et tout cela continua en secret. Un marché noir prospère spécialisé dans la science des arcanes apparut, un marché auquel même Minamo ne pouvait apparemment pas résister; d'où la présence de ces textes anciens, en ce jour fatidique.

"Presque tous les prêtres à qui l'auteur a parlé craignaient la vengeance du kami," avait dit Kajiya à ses amis, "mais comme il n'y avait aucune réelle riposte venant du monde des esprits, ce trafic continue. Lorsque la Guerre des Kami venait tout juste de commencer, certains jushi furent assassinés par des bandes de personnes au courant du marché noir, et qui craignaient que cela ait causé la guerre. Bien sûr, ils réalisèrent que quelque chose d'autre était à blâmer pour cela, mais, évidemment, le marché noir avait pris fin. Tout fut terminé, sauf que..."

"Sauf que ?"
avait soufflé Rina.

"Sauf que, après cela, Towazu commença à apparaître. Des parchemins connus pour contenir d'anciennes arcanes commencèrent à disparaître. Leurs propriétaires et leurs gardiens furent toujours retrouvés vivants, mais comateux, endormis pour toujours. On disait qu'il s'agissait de l'oeuvre de Towazu. Pour une raison quelconque, il semble qu'il soit incapable de se matérialiser dans ce monde, comme les autres kami. Enfin... il l'était, jusqu'à ce que ces étudiants n'ouvrent la porte de notre monde et l'y invitent."

Nozomi avait été la plus silencieuse durant le récit de Kajiya. "Donc, Towazu tente de reprendre le savoir des kami des mains des humains ?"

"Certains semblaient croire qu'il faisait plus que cela. Certaines des victimes de Towazu furent trouvées non pas comateuses, mais démentes, balbutiant des aberrations littéralement douloureuses pour tous ceux qui les entendaient. Cela conduisit beaucoup de daimyo à ordonner l'exécution de ces personnes, mais toutes étaient auparavant de talentueux chercheurs, connus pour leur sagesse et leur curiosité. L'auteur se demande pourquoi elles furent traitées différemment des autres."


"Et moi de même." Il fallut un moment à Kajiya pour réaliser que ce murmure émanait de ses propres lèvres, le ramenant brusquement au présent. Il se souvint pour quoi il était revenu dans la Grande Bibliothèque. Les lanternes brillaient toujours, mais les grands halls étaient déserts. Chacun de ses pas résonnait à ses oreilles comme un coup de tambour tandis qu'il traçait sa voie jusqu'aux étagères, vers son but.
Ses amis et lui avaient été très déçus lorsqu'ils avaient terminé de lire de parchemin. Ils avaient appris bien des choses, mais aucune réponse à leurs questions les plus importantes. Ils avaient décidé d'interrompre leur quête pour la nuit et de la reprendre le lendemain matin. Une heure après le départ des autres, Kajiya avait déjà relu le parchemin cinq fois, tentant d'en comprendre chaque subtilité dans son esprit. Ce ne fut qu'en s'attardant sur un extrait de la section suivante du journal, à propos de la traversée de la forêt de Jukai accomplie par son auteur, que tout devint clair en lui.
Finalement, il trouva l'étagère qu'il cherchait, une de celles que Motomura avait survolées au cours de leur première fouille. Il savait qu'aucun de ses amis n'aurait véritablement lu chaque parchemin dans le détail, se contentant de parcourir la première page, ou peu s'en faut, puis passant à autre chose. C'était cette intelligente observation qui avait permis à Lady Azami de dissimuler ses parchemins secrets.

Kajiya avait toujours su, même si le journal le lui avait rappelé, que les orochi n'enterraient pas leurs morts avec des stèles honorifiques. Ils plantent des arbres sur leurs tombes, pour compléter une sorte de grand cercle de la vie ou dieu sait quel autre non-sens. Pourquoi y aurait-il alors un faux traité sur les tombes orochi dans cette bibliothèque, alors que Lady Azami elle-même contrôlait tout ce qui passait ses portes ? La réponse la plus évidente était : pour en faire une cachette idéale.

Il était certain que seule la première page, rédigée il y a seulement quelques années de cela, parlait bel et bien des orochi. Mais le reste du parchemin était jauni, couvert d'une ancienne calligraphie étroite et oblique. Jubilant, il commença à ranger les parchemins dans sa sacoche.

* * *



Il savait qu'il aurait dû appeler les autres immédiatement, et tant pis pour le couvre-feu. Mais il ne pouvait pas résister. Le trésor était là, entre ses mains, alors pourquoi ne pourrait-il pas simplement l'admirer ? A l'instant même où la porte de sa chambre claqua derrière lui, il commença sa lecture. A chaque mot jauni, il sentait ses yeux presque physiquement attirés par la page, absorbant et digérant chaque nouvelle parcelle de savoir ancestral. Par moments, il aurait voulu lever les yeux de sa lecture, reprendre son souffle, ajuster la lanterne. Mais son attention était tout entière concentrée sur le parchemin, tractée de page en page comme une carpe dansant à l'extrémité d'un crochet de métal tranchant.
Kajiya se rendit compte qu'il murmurait, ses lèvres prononçant les mots d'arcane imprimés devant lui. Il n'avait aucune idée de l'heure à laquelle sa lecture avait commencé, mais sa bouche était sèche, ce qui laissait à penser que cela faisait... une heure ? Davantage ? Depuis quand était-il assis ici, en train de lire ? Pouvait-il voir la moindre lueur de l'aube traverser sa fenêtre ? Il l'ignorait. Il ne pouvait plus tourner la tête pour le vérifier. Pas d'un centimètre, pas même pour un instant. Pas tant que ces mots chanteraient à ses oreilles.

Tandis qu'il murmurait, des images fleurissaient dans sa tête, des images depuis longtemps oubliées des mortels, d'une époque où les kami eux même marchaient sur cette planète. Davantage de mots sortirent de sa bouche, et davantage d'images lui parvinrent, de grands palais de cristal qui caressaient le ciel, de gigantesques créatures bouillantes de flammes et de peur, des yeux sans corps flottant sur des mers d'eau soyeuse, guettant, attendant quelque chose qui le fit frémir. Davantage de mots encore. Vint le monde d'aujourd'hui. La guerre, le sang, les larmes. Un grand crime, le malheur d'un parent.

Je suis là.

Une ombre qu'il ne pouvait pas voir, mais qui obscurcissait ses yeux malgré tout. Une ombre tordue, immense.

Je suis là.

Affamée, en quête, constamment en quête. De la rage, de la tristesse, de la rancoeur. Un coeur froissé, son devoir et sa destinée s'étirant devant lui comme de la soie.

Je suis là.

Ce ne fut qu'à cet instant que le regard de Kajiya s'arracha de la contemplation des parchemins.

La chose qui évoluait devant lui était littéralement indescriptible. A chacun de ses battements de paupière, elle semblait changer de forme et de fonction. Pendant un instant, il s'agissait d'un agglomérat de pure énergie anonyme, puis elle arborait un visage hurlant, tout droit sorti d'un cauchemar. C'était l'obscurité. C'était la lumière. C'était tout. Ce n'était rien. C'était autour de lui, au dessus de lui, sous lui, derrière lui, à l'intérieur de lui, creusant droit dans son âme, plongeant dans les abysses de son coeur et jubilant de ce qu'il y découvrait... L'esprit de Kajiya semblait épais et pesant, comme si une torpeur étrange s'installait dans son cerveau. Il se rendit compte qu'il n'avait même pas envie de hurler ou de s'enfuir; il restait simplement assis, et observait l'ombre dansante, impatient de voir la prochaine forme terrible qu'elle allait prendre.



Le kami commença enfin à se stabiliser, se coagulant en un... être doté d'ailes membraneuses, véritable pot-pourri de centaines de formes différentes agglomérées ensemble comme de l'argile humide. Quatre yeux d'azur se posèrent sur lui tandis que la mince fente d'une bouche rectiligne tremblait. Des pattes semblables à celles d'un insecte surmontaient un abdomen qui vomissait un épais brouillard et adressait à Kajiya un fin sifflement ténu. Tandis que les plumes de sa queue battaient l'air, intangibles, passant à travers lui sans même l'effleurer, il le contempla, dans un mélange de crainte et de terreur, sans parvenir à choisir entre ces deux émotions.

Malgré tout, Kajiya sentait vaguement qu'il était en grand danger. Le kami allait-il l'attaquer ? L'emporter avec lui quelque part ? Ou tout simplement le détruire d'une seule pensée ?

Lorsque Towazu se décida à agir, il ne fit rien de tout cela.

Il fit bien pire.

Il parla.

* * *



C'était une nouvelle journée bien remplie pour Azami Ozu, grande bibliothécaire de Minamo : l'enseignement, les problèmes constants posés par les kami, et les problèmes constants posés par les étudiants.

Et il y avait le jeune Kajiya et ses amis.

Elle savait parfaitement qu'ils allaient lui désobéir. C'était dans ce but qu'elle avait rangé ces textes anciens dans la Grande Bibliothèque, à l'origine. Comme si elle n'avait pas un nombre infini d'endroits plus sûrs pour les dissimuler ! Mais elle avait toujours su qu'un jour, viendrait quelqu'un qui pourrait satisfaire l'Innommable.

Les amis de Kajiya avaient été concernés, naturellement. Ils étaient venus la voir plus tôt ce jour là pour le chercher. Ils ne l'avaient vraisemblablement pas crue quand elle avait dit que leur ami avait été expulsé de l'école. Elle aurait d'ailleurs été très déçue si cela avait été le cas.
"Mais si vous aviez voulu le renvoyer," avait demandé la fille nommée Rina, "n'auriez-vous pas fait de même pour nous tous hier ?" Bien sûr qu'elle l'aurait fait, mais elle ne l'avait pas dit à voix haute. Elle avait simplement mis les trois jeunes en garde, leur demandant de se mêler de leurs affaires et d'oublier ce garçon. Il n'était évidemment pas indispensable à Minamo, et il y avait des sujets de préoccupation bien plus graves dans le monde que la disparition d'un seul enfant. Aucun d'entre eux ne repartit satisfait par sa réponse; celui que l'on nommait Motomura, en particulier, semblait agité, et la jeune Nozomi lui avait envoyé à elle-même le regard le plus noir du monde en quittant son bureau.
Ils pourraient causer quelques troubles, mais ils pouvaient aussi être les prochains à rencontrer l'Innommable. Mieux valait observer et attendre.

Azami se retrouva dans les catacombes, creusées dans les profondeurs de l'île flottante sur laquelle se tenait le bâtiment principal de Minamo. Elle cligna des yeux, puis tressaillit : elle avait marché depuis la bibliothèque jusqu'ici avant même de réaliser où ses pas la conduisaient. Mais cela était logique ; c'était le moindre de ses devoirs.

La première cellule des catacombes contenait un garçon (non, il devait être un homme à présent) qui se trouvait là depuis quinze ans, même si elle était certaine qu'il n'avait plus aucune notion du temps qui s'écoulait. De même pour la fille (ou la femme) dans la cellule voisine. Mais la troisième, dont elle ouvrit la porte, contenait quelqu'un de nouveau, et qui était de loin le meilleur espoir qu'Azami avait vu depuis des années.

Kajiya était blotti dans un angle, tremblant, ses yeux changeant sans cesse de direction comme s'il regardait un moustique en vol. Il murmurait constamment dans le même langage guttural oublié que les autres. Même si ses boucliers magiques gardaient son esprit intact (à la différence des gardes qui avaient transporté Kajiya jusqu'ici depuis sa chambre, même s'ils se remettaient lentement), ils l'empêchaient également de comprendre la moindre bribe de ce babillage. Cette seule pensée était douloureuse au coeur d'Azami.

Lorsque maître Hisoka lui avait demandé si elle pouvait faire quoi que ce soit pour ces malheureux, naturellement, elle avait menti. Elle aurait très bien pu jeter un sort de sa propre invention, un sort d'oubli, qui pourrait permettre à ces trois-là de retrouver la raison. Mais cela effacerait également toute trace du savoir que Towazu leur avait transmis. Et cela serait une tragédie bien plus grande que celle de ces fous qui étaient emprisonnés ici.

D'après ses recherches, Towazu, malgré sa surveillance jalouse du savoir des kami, était malgré tout un kami de la connaissance. Et même lui savait dès le début de la guerre contre les kami qu'il y avait une chance, même infime, que son espèce cesse d'exister. Si c'était le cas, des millénaires de sagesse et de savoir ancestral seraient perdus à jamais. Elle pouvait parfaitement imaginer que sa rage à cette seule pensée correspondait à ses propres sentiments. Alors, il commença à chercher des mortels dotés de l'intelligence et de la curiosité suffisante pour pouvoir préserver et garder en mémoire les plus anciens secrets des kami, comme lui-même le faisait. Malheureusement, ces mortels ignorants n'avaient pas un esprit conçu pour supporter autant de savoir d'un seul coup, ne serait-ce que l'ancien langage kami - et ils plongeaient tous dans la folie. Les daimyo insensés avaient fait exécuter la plupart des premiers "apprentis" choisis par Towazu, mais Azami avait su où résidait son destin lorsqu'elle réalisa qu'elle possédait les deux premiers, ici, entre ses mains.

Et à présent, elle en avait un troisième. Un jour prochain, grâce à ces trois-là, elle pourrait découvrir un moyen de déchiffrer les paroles de Towazu sans devenir fou. Ce jour-là, elle le savait, la guerre contre les kami serait gagnée. Ce massacre inutile prendrait fin. Et puis... ses propres actes seraient justifiés, tout serait justifié. Ce jour-là sera vraiment un très beau jour.
En attendant ce jour, les étudiants, pour ne pas citer Hisoka lui-même, devraient rester confinés dans le noir, pour quelques temps encore. Azami soupira, en se demandant si Lord Konda avait déjà eu des journées comme celle-ci. Chercher la vérité seule était un bien lourd fardeau. Mais malgré cela, il valait mieux que certains secrets ne soient pas partagés.

Elle referma la porte, laissant Kajiya murmurer seul dans l'obscurité.


Sources :

Nouvelles de Gwendolyn Kestrel et de Rei Nakazawa publiées sur Wizard of the coast.
J'ai modifié plusieurs phrases pour rendre le tout plus clair en français, mais la traduction reste malgré cela très fidèle aux textes de départ, que vous pouvez consulter respectivement ici et .
Les titres d'origine sont respectivement Everything et Told in whispers ("dit en murmurant" étant assez nul en français, j'ai préféré traduire par "murmures").

J'ai laissé toutes les illustrations qui figuraient dans les deux nouvelles, ce qui explique que l'on voit deux fois celle de Lady Azami.

Pour ceux que l'histoire de Kamigawa passionne, voici d'autres articles à consulter :

- Champions of Kamigawa, la storyline : Le début de l'histoire de Kamigawa. A noter qu'il y a eu quelques débats sur cet article. Il semble que ce ne soit pas la storyline des livres (enfin c'est ce que disent ceux qui ont lu les livres; je n'ai donc pas d'avis sur la question). Très bien en tout cas pour se plonger dans l'ambiance.

- Trois autres nouvelles du même genre :
Le chant des criquets : L'histoire d'Higure, le vent immobile.
Rédemption : L'histoire de Kentaro et d'un ochimusha.
L'enfant ingrat : L'histoire d'Iname, kami de la vie et de la mort.


Ajouter un commentaire

Vous n'êtes pas connecté ! connectez-vous ou inscrivez-vous pour poster un commentaire