La création littéraire investit désormais des lieux nouveaux, liés à l’avènement du virtuel – à travers l’expression cinématographique, mais également dans les jeux vidéo-ludiques et rôlistes. On voit ainsi s’opérer le glissement d’une génération de « lecteurs » à une génération d’« acteurs », c’est-à-dire des sujets qui désirent éprouver la sensation de construire eux-mêmes le récit – même si cela demeure cadré – à partir du canevas des jeux.
Dans cette optique, on peut considérer que
Magic : l’assemblée constitue, dans une certaine mesure, une extension singulière du phénomène littéraire. Il représente un objet dont l’importance culturelle se traduit par une communauté d’adhérents de plus en plus conséquente. Touchant tant des amateurs qui valorisent le contact social ludique que des professionnels qui participent à des tournois nationaux et internationaux, ce jeu doit sa singularité au fait de construire une trame narrative cohérente dont les joueurs partagent entre eux les références. Sa spécificité réside, pour une part essentielle, dans ses rapports à la fiction, à la fois comme structure ludique et comme toile de fond – inspiré principalement des univers médiévaux-fantastiques. Cela en fait un lieu de revivification des imaginaires et des références mythologiques.
Dès lors que ce jeu constitue une forme d’expression paralittéraire, on est invité à considérer son apparentement au langage verbal, ainsi que par extension son impact à l’égard d’une approche pragmatique des actes de parole. L’hypothèse que l’on formule ici est que le succès de
Magic se fait le symptôme, d’un point de vue sociologique, du rapport de certaines personnes à leur parole et à leur pouvoir d’affecter autrui. De ce point de vue, cette analyse propose de mettre en lumière, grâce à l’apport de la phénoménologie de Michel Henry, ce qui correspond à une quête de performativité. Afin de déployer cette hypothèse – sans en épuiser tous les possibles –, la mise en avant d’un imaginaire logocentrique à partir de l’intrication entre fiction et mécanismes ludiques débouchera sur l’analyse, plus profonde, d’un désir de faire l’épreuve intime d’un pouvoir langagier chez les joueurs ; pouvoir qui s’avère menacé par ce qui constitue une forme de déni de la vulnérabilité intérieure caractéristique de la sensibilité contemporaine.
1) Mécanismes ludiques et « écriture » fictionnelle
Magic reprend de nombreux traits caractéristiques des jeux de rôle ; en premier lieu, le fait d’élaborer un univers fictionnel propre, de plus en plus riche au fil des extensions de cartes, et relayé par la publication de romans ou de comics. Dans cet univers, les joueurs s’inscrivent comme autant de personnages puissants non définis : chaque partie simule un combat d’habileté magique et rejoue une histoire archétypale de quête de pouvoir, généralement sur fond manichéen de Bien luttant contre le Mal. L’importance du cadre diégétique se trouve renforcée par l’identification de chaque partie à la constitution d’un « chronotope »[1] identifiable au champ de bataille qu’analyse Bakhtine ; c’est-à-dire un espace et un temps imaginaires qui assimilent le duel à une campagne militaire. À l’intérieur de cet espace-temps, une constellation de métaphores font du jeu le reflet d’un monde autonome, dans lequel la vie, la mort, les blessures, la guérison, l’écoulement du temps, constituent des notions spécifiques, comme autant d’éléments participant à un « effet de réel »[2].
Par extension, l’ensemble des règles foisonnantes dessine, de façon symbolique, les caractéristiques d’un univers fictionnel qui appartient aux mondes décrits par Françoise Lavocat[3] à la suite des théories de Leibniz. Il apparaît une correspondance étroite entre mécanismes ludiques et détails fictionnels, fondée sur des rapports d’homologies. Chaque règle constitue autant de lois intrinsèques à l’utilisation de la magie dans le jeu. Ainsi, fiction et règles se renforcent mutuellement afin d’intensifier le plaisir propre à ce que Jean-Marie Schaeffer désigne par la « feintise ludique partagée »[4] – ce qui invite, dans ce cas, à dépasser les frontières génériques établies entre narration littéraire et jeu de société.
Au-delà de l’aspect structurel, la création de Richard Garfield élabore un univers imaginaire peuplé de créatures inspirées de différentes sources mythologiques et de personnages dotés d’une biographie propre, au sein d’une trame historique qui se dessine progressivement à chaque extension. Si les premières éditions permettaient l’exploration lâche d’un monde imprécis, sans véritable intrigue, à partir de l’extension « Mirage », sortie en 1996, chaque « bloc » annuel de cartes se trouve orienté par un scénario propre. Cela génère une forme d’adhésion par la mise en place d’un suspense narratif à l’arrière-plan des extensions, qui assimile le jeu à un feuilleton sans fin – de façon, entre autres, à éveiller le désir de collection. Dès lors, ces scénarii constituent autant d’arrière-plans qui orientent le jeu par une tension de type téléologique et ajoutent un surplus de jouissance ; chaque carte représente autant de fragments d’une mosaïque incomplète dont l’ensemble permet d’en reconstituer les étapes-clefs[5].
Chacune correspond à un iconotexte qui combine le descriptif de son effet et son illustration. De la sorte, toutes s’inscrivent à la fois sur un plan ludique d’ordre purement pragmatique, et sur un plan fictionnel. L’ancrage dans une intrigue peut être amplifié par l’inscription d’une citation en italique, au bas de la boîte textuelle de la carte, qui renvoie le plus fréquemment à la trame narrative dans laquelle elle s’insère (un symbole d’édition facilite sa contextualisation dans telle ou telle ligne historique). Ainsi, chaque carte détient non seulement un potentiel stratégique propre, mais représente également un instantané d’une histoire dont la cohérence repose sur l’ellipse.
Dès lors que
Magic se conçoit comme un récit déployé sur le support éclaté d’une multitude de cartes, il repose sur une « structure d’horizon »[6] au sens où l’entend Michel Collot. En d’autres termes, les cartes communiquent entre elles par le biais d’un « horizon externe » implicite, qui octroie à chaque partie la possibilité de se réapproprier et de reconfigurer l’histoire dont elles sont à l’origine les illustrations fragmentées. Cet « horizon externe » se trouve relayé par un « horizon interne » sous-jacent à l’illustration et au texte d’ambiance de chacune d’elles, au sens où ces éléments ne donnent qu’un aperçu d’une situation plus vaste.
Cette poétique de l’« horizon » caractérise également l’univers propre à
Magic, désigné par les développeurs comme un « multivers ». Si les éditions de base explorent un monde central appelé Dominaria, chaque « bloc » explore un monde satellite différent, défini par une cohérence visuelle et des thématiques propres. Par exemple, le « bloc » Kamigawa met en scène un monde d’inspiration japonisante, avec des mécaniques significativement nommées « bushido » et « ninjutsu » ; celui de Theros se trouve influencé par la culture et les mythes grecs, avec la constitution d’un panthéon de dieux et l’inscription de références quasi-explicites. Chaque monde, autonome l’un par rapport à l’autre, baigne dans l’« Æther », une dimension impalpable, intangible, infinie, qui correspond au concept d’« horizon » tel que défini par Michel Collot.
On comprend que le rapport que l’on peut entretenir au cadre fictionnel de
Magic amplifie le caractère hétérotypique de l’activité ludique, en tant que rite inscrit dans un temps et un espace hors du quotidien, lors duquel le joueur est invité à endosser une identité différente. Sa multitude d’iconotextes en perpétuelle expansion invite à prendre part à une intrigue dont chaque joueur est à la fois un protagoniste et un narrateur – au sens où il détient le pouvoir de participer à sa refiguration infinie. À cet égard, l’arrière-plan imaginaire du jeu, s’il n’influence pas la dimension pragmatique des duels, s’avère propice à maintenir l’évasion ludique. D’un côté, l’isomorphisme entre mécanismes ludiques et description d’un monde alternatif – avec le déploiement d’un lexique imagé qui favorise l’investissement de l’imaginaire – confère aux cartes une dimension efficace d’ouverture sur un au-delà. D’un autre côté, l’aspect manichéen des scénarii facilite la projection de valeurs et la participation affective à des intrigues archétypales.
Magic propose ainsi autant de fenêtres sur un monde imaginaire qui offre un supplément d’existence et invite à investir les cartes au-delà de la réalité de leur support cartonné.
2) Un imaginaire logocentrique
Dès lors que la vitalité de
Magic réside dans la constitution d’un univers fictionnel – à la fois comme arrière-plan induisant un effet d’adhésion et comme élaboration d’un récit qui crée du sens « à l’avant »[7] de chaque partie –, on est alors conduit à envisager un apparentement avec le fonctionnement du langage. En particulier, son ancrage dans une réalité régie par la magie réactualise, de façon non nécessairement conscientisée par les joueurs, un imaginaire « logocentrique »[8] selon lequel la parole détient le pouvoir de générer la réalité énoncée – imaginaire qui dérive originairement du « fiat lux » biblique, en ce que dans l’Ancien Testament Dieu dit pour que les choses soient.
En effet,
Magic s’inspire librement de références religieuses, sans induire pour autant d’adhésion à quelque dogme ou croyance que ce soit, en convoquant des pratiques rituelles d’origines diverses (magie noire, sorcellerie, rites chamaniques, etc.) qui font droit à une requalification du pouvoir de la parole comme puissance démiurgique. Bien que les cartes de « créatures » aient subi un erratum qui modifie l’imaginaire du jeu depuis l’extension « Destinée d’Urza », auparavant elles consistaient en des « invocations » ; soit des énonciations magiques donnant vie à un personnage ou à un être. Cet imaginaire persiste en ce qui concerne les sorts de « rituel », d’« enchantement » (en particulier le sous-type « malédiction ») et d’« éphémère », dont le caractère moins tangible renvoie à une parole qui génère un effet spécifique. En outre, certaines cartes illustrent de façon concrète cette importance de l’énonciation performative, tel le sortilège intitulé «
Silence » qui associe son effet (empêcher un joueur de lancer des sorts) à une forme de mutisme. Ainsi, on peut considérer que les effets pragmatiques des cartes correspondent au fait d’invoquer telle ou telle réalité, de maudire ou de bénir les joueurs ; ce qui correspond à l’expression imagée de la dimension « perlocutoire »[9] du langage.
À cela s’ajoute possiblement un emprunt à la tradition judéo-chrétienne, en ce sens que
Magic s’inspire des religions du Livre qui en font un symbole de pouvoir : le paquet de cartes dont dispose chaque joueur est appelé significativement « bibliothèque », et désigne l’arsenal de connaissances dont il dispose pour combattre, rangées dans un ordre aléatoire. Chaque partie correspond de ce point de vue au déploiement toujours différent d’un livre, au sens où les cartes piochées constituent autant de pages révélées au hasard.
Dans cette perspective, la dimension combinatoire de
Magic invite à repérer un isomorphisme avec la structure du langage verbal tel que la conçoit la linguistique structurale et générative. En effet, une stratégie se fonde sur l’association synergique de cartes, réunies dans un paquet de soixante cartes maximum, afin d’exploiter l’efficacité de tel ou tel aspect stratégique. Chacune d’elles correspond dans ce contexte à une fonction spécifique qui rejoint la perspective pragmatique associant les mots à autant d’éléments à combiner en vue de produire un acte de langage. Plus encore, les différentes zones du jeu évoquent de façon métaphorique la description structurale et cognitive du langage : la « bibliothèque » renvoie au réservoir linguistique des possibles langagiers dans lequel « pioche » le joueur – sa main représentant la part consciente réduite[10]. Le « champ de bataille » renvoie alors à l’aire sur laquelle se déploie le texte d’une bataille qui se module en fonction du vocabulaire des cartes posées ou jouées (c’est-à-dire imaginairement énoncées).
Cette interprétation est renforcée par l’observation des fonctions attribuées aux différents types de cartes du jeu. Celles-ci se scindent en deux groupes distincts : les « sorts », qui constituent les multiples armes magiques que les joueurs peuvent utiliser et qui se subdivisent en plusieurs catégories (« créatures », « enchantements », « artefacts », « rituels » et « éphémères ») ; et les terrains, qui ont pour but de générer l’énergie – ou « mana » – nécessaire au lancement des sorts. Or, les différentes catégories de sorts peuvent être associées, dans cette approche comparative et différentielle avec le langage, à certaines fonctions linguistiques. La majorité des sorts invoquent des « créatures », c’est-à-dire des êtres – personnages ou animaux mythologiques – auxquels le joueur fait appel pour constituer une armée. Ce rapport à l’invocation, bien que présent seulement en rémanence dans la conception actuelle du jeu, assimile ces cartes à des substantifs ; elles rappellent la bifacialité du signe saussurien signifiant/signifié qui renvoie à un référent. La carte constitue le signifiant d’une invocation symbolique (le signifié), lequel donne vie à une créature imaginaire (le référent au sein de la fiction, auquel l’aspect iconotextuel du jeu donne chair).
Par extension, les sorts d’« auras », qui ont pour but d’« enchanter » les cartes permanentes (principalement les « créatures »), évoquent les adjectifs qui s’accolent aux noms pour en modifier la valence ou les propriétés. Les autres sorts de permanents (« artefacts » et « enchantements ») correspondent aux fonctions des adverbes et des prépositions. Ces différents types de « permanents » participent métaphoriquement à l’écriture du duel, c’est-à-dire l’élaboration d’une situation qui s’inscrit dans le temps. À l’inverse, les cartes de « rituels » et d’« éphémères », qui produisent un effet temporaire, s’assimilent davantage à une énonciation de type oral, qui a vocation à disparaître une fois formulée.
Pour finir, le dernier type de carte le plus répandu concerne les « terrains », qui ont vocation à produire l’énergie nécessaire au lancement des sorts. Au-delà de la perspective économique des ressources qu’ils évoquent, leur fonction (produire du « mana » selon le lexique du jeu) exprime une dimension ésotérique, de type chamanique. En ce sens, on peut considérer qu’ils représentent le verbe qui, dans la tradition logocentrique judéo-chrétienne, devient chair : le « mana » qu’ils produisent comme unité d’énergie est voué à se transformer en créatures, en être, en objets magiques ou autres énonciations performatives.
Il n’y a bien entendu pas lieu de transposer de façon absolue le modèle saussurien du langage dans
Magic. Ce rapprochement permet toutefois de considérer l’influence d’un modèle logocentrique qui agit en rémanence, de façon non nécessairement perçue par les joueurs : sur le plan symbolique du jeu, il suffit de dire pour que les choses soient ; si bien que, par extension, le duel correspond à une joute verbale. Chaque joueur est mis en posture d’exercer un pouvoir d’ordre démiurgique ; ce qui est amplifié par son identification à un « planeswalker » – c’est-à-dire un être qui, dans la réalité du jeu, connaît à peine la finitude, proche en cela des figures divines païennes qui s’affrontent dans des combats dépassant les limites de l’existence humaine.
3) Quête symbolique de performativité
En regard de ces éléments, on est conduit à considérer une recherche sous-jacente de performativité qui caractérise la communauté que
Magic rassemble. Si l’intrigue du jeu correspond à la mise en scène d’une quête de pouvoir, l’imaginaire logocentrique qu’il déploie renvoie plus profondément au rapport individuel du sujet au langage, c’est-à-dire à l’épreuve qu’il fait du pouvoir de sa parole d’affecter le monde qui l’entoure. C’est dire que le succès de
Magic repose, pour une part essentielle, sur le fait de répondre à un horizon d’attente non nécessairement conscientisé chez les joueurs touchant à leurs actes de langage. Il est à cet égard significatif de constater la violence des échanges au sein de cette communauté, a priori reliée par le désir de partager un moment convivial, concernant la détermination de la valeur de telle ou telle carte, ou l’efficacité de telle ou telle stratégie. Cela correspond à une forme de compétition intellectuelle, qui recoupe la recherche d’efficacité ludique, dans laquelle se met en jeu l’épreuve d’une puissance argumentative vouée à convaincre.
Or, les travaux de Raphaël Gély sur la performativité du langage[11] à partir de la phénoménologie de Michel Henry soulignent l’affaiblissement actuel de l’épreuve que les individus font de leurs actes de parole. Pour le philosophe belge, cela provient d’un déni généralisé de la vulnérabilité du désir de vivre, lié à l’affirmation des valeurs capitalistes et scientifiques – s’il est vrai qu’elles tendent à occulter l’énigme de l’adhésion des individus à leur existence pour en faire un procès qui va « naturellement » de soi. À l’encontre de la vision selon laquelle vivre dépend uniquement de la satisfaction de besoins élémentaires (boire, manger, dormir, etc.), la phénoménologie de la Vie met en lumière que tout besoin se révèle, fondamentalement, « besoin de culture », que Michel Henry définit comme besoin de soi :
Car c’est là ce qui fait de lui un besoin, très exactement ce qui le prédispose à la culture : le fait de n’être pas seulement le besoin de quelque chose dont il serait en lui-même dépourvu, un simple manque, mais le besoin de soi. En celui-ci réside le durable de tout besoin et ce qui le détermine comme besoin de culture : son parvenir en soi-même dans l’accroissement de soi de la subjectivité absolue de la vie.[12]
Cela souligne la vulnérabilité essentielle de la condition humaine, en tant que se joue, au cœur du vécu des individus, la vulnérabilité même de leur désir de vivre. Car la Vie, en venant en soi sans déliaison possible, peut être vécue comme une violence qui peut conduire le sujet à tenter l’impossible pour se défaire de l’épreuve de soi.
En contrepartie, faire droit à la vulnérabilité du désir de vivre initie à faire l’épreuve d’une puissance performative inscrite dans chaque parole. Si l’on reconnaît que répondre à la Vie nous intimant d’être ce vivant que l’on est – un vivant autant jouissant que souffrant – ne va pas de soi, chaque parole et par extension chaque geste accompli expriment un parti-pris positif du sujet envers sa condition, c’est-à-dire expriment autant de façons performatives d’adhérer à soi, de consentir à son existence. Comme le développe Raphaël Gély, cette perspective touche à la possibilité d’une plénitude personnelle, dès lors que la puissance d’affection de soi de la Vie peut conduire à désinvestir ses actes dans la perspective, illusoire, de se détacher du poids d’être au monde :
Dans ce vécu souffrant, je suis bien entendu en train de me vivre, mais j’éloigne en même temps ce vécu de moi-même, je l’éloigne au sens où je ne le vis pas comment [sic] un vécu au sein duquel ma propre vie naît à son désir d’être la vie qu’elle est. J’adhère à ce pâtir de moi-même faute de quoi je ne m’y éprouverais pas, mais je n’y adhère pas pleinement […].[13]
On comprend que, par corollaire, tout déni de la vulnérabilité du sujet à son existence conduit à l’affaiblissement de l’épreuve du pouvoir performatif des paroles – ce qui débouche sur le fait de vivre ses actes de langage comme dévitalisés, sans prises à l’égard du vécu et sans pouvoir sur autrui.
En regard de ces éléments, il apparaît que
Magic représente un refuge dans lequel peut se vivre, dans et par l’imaginaire, une compensation à l’égard de l’impuissance dont les actes de langage peuvent être investis – soit la restauration de l’épreuve d’un pouvoir performatif. Significativement, sa richesse repose sur la transgression sans cesse renouvelée des lois qui sous-tendent sa structure, au sens où chaque mécanique ludique exprime une modification de son fonctionnement initial, de façon à induire un avantage stratégique. Ainsi, l’expérience de
Magic est celle, sur un plan symbolique, d’introduire de façon jouissive de l’écart à l’égard de la Loi – au sens psychanalytique du terme – ; c’est-à-dire l’expérience non seulement de la transgression, mais également de la puissance liée à cette transgression. Aussi peut-on transposer l’analyse des jeux de mots que développe Jeanine Chasseguet-Smirgel à propos de la jouissance que peut procurer ce jeu, en ce qu’il donne à vivre similairement une libération d’« énergie jusque-là encapsulée, décharge qui est facteur de plaisir »[14]. De façon comparable au « Mot d’Esprit » qu’analyse Freud, les transgressions ludiques dans
Magic permettent « à l’énergie pulsionnelle de s’écouler en bernant la censure par la libération de l’énergie liée à l’inhibition, au refoulement et au contre-investissement, créant ainsi une “épargne” libidinale »[15].
Dans cet esprit, on peut souligner également l’importance de la possibilité offerte de produire des combo aux effets spectaculaires (produire une infinité de créatures, une quantité infinie d’énergie, jouer une infinité de tours, ou gagner une quantité infinie de points de vie, etc., ou encore modifier en profondeur le fonctionnement de la partie en empêchant généralement l’autre de pouvoir réaliser les actions du jeu). En d’autres termes, les combo manifestent une forme de transgression des lois d’un monde identifié à un univers parallèle au nôtre et, par corollaire, l’épreuve imaginaire d’une toute-puissance. Cela débouche, dans le contexte ritualisé d’une partie, sur l’expérience d’un ré-enchantement de l’existence à partir de l’expérience d’une infinitisation imaginaire ; soit un enrichissement du quotidien en contrepoint de l’épreuve de la finitude et de la contingence.
*
Au-delà du partage traditionnel entre les différentes formes d’expression fondé sur des critères formels, la phénoménologie de la Vie invite à concevoir que chacune d’elle manifeste le pouvoir de toucher affectivement les individus, en tant que « matière-émotion »[16] selon l’expression de Michel Collot. Alors que
Magic demeure associé à un objet culturel mineur, il est pour autant possible de le considérer comme une véritable œuvre, non tant d’un point de vue plastique ou littéraire que d’un point de vue strictement ludique. Car la maîtrise d’une stratégie peut procurer des expériences d’ordre esthétique en suscitant une forme de jouissance spécifique qui permet de vivre les parties davantage que comme des affrontements : des lieux imaginaires où peut être éprouvée une puissance performative de modification du réel. En particulier, l’intérêt que suscite ce jeu au sein d’une communauté qui ne cesse de s’élargir souligne le désir de conquérir une performativité langagière, effacée par l’affirmation contemporaine d’une naturalisation de l’existence.
Dès lors que
Magic permet, dans une certaine mesure, de lutter contre l’impuissance éprouvée des actes de parole à se nouer à l’intrigue individuelle des personnes, il invite par corollaire à considérer l’imaginaire davantage que comme une puissance d’évasion qui éloignerait l’individu de l’expérience du monde. Il offre, au contraire, de faire droit au fait que l’imaginaire offre un supplément d’existence, en permettant de se vivre à la fois ici (comme cette personne qui manipule le support cartonné des cartes) et ailleurs (comme un magicien lançant des sorts), de façon à permettre à l’individu de consentir de façon renouvelée à sa condition. Soit le fait que la Vie se désire tout autant dans la « réalité rugueuse » évoquée par Rimbaud que dans l’imaginaire – tous deux participant activement au renouvellement de l’acte d’adhésion des personnes à leur propre vie.
[1] Voir Mikhaël Bakhtine,
Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1987.
[2] Voir Roland Barthes, « L’Effet de réel », in
Communications, n°11, 1968, pp. 84-89.
[3] Voir Françoise Lavocat (sous la direction de),
La théorie littéraire des mondes possibles, Paris, CNRS Éditions, 2010.
[4] Voir Jean-Marie Schaeffer,
Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999.
[5] L’extension « Tempête » est à cet égard celle qui a le plus tenté l’adéquation entre cartes et récit, à la façon d’une bande-dessinée éclatée. Voir l’analyse de Pierre Cuvelier dans :
Magic : l’assemblée. Treize ans de multivers. Tour d’horizon des éditions et des extensions du jeu de Wizards of the Coast avec jalon pour une étude des univers fictifs des jeux de cartes à jouer et à collectionner, http://www.normalesup.org/~pcuvelier/master1/MagicTreizeAnsDeMultivers.pdf, consulté le 7 octobre 2013.
[6] Voir Michel Collot,
La poésie moderne et la structure d’horizon [1989], Paris, Presses universitaires de France, 2005, collection « Écritures ».
[7] L’expression est empruntée à Jean Burgos dans son ouvrage :
Pour une poétique de l’Imaginaire, Paris, Seuil, 1982, collection « Pierres vives ».
[8] Le terme est à prendre ici au sens spécifiquement développé par Jacques Derrida et qui renvoie à une primauté de la parole en ce qu’elle est productrice de « présence » ; voir Jacques Derrida,
Marges de la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1972.
[9] Voir la tripartition que développe John Langshaw Austin entre « acte locutoire », « acte illocutoire » et « acte perlocutoire » dans son ouvrage :
Quand dire, c’est faire [1962], Paris, Seuil, 1991, collection « Points Essais ».
[10] On peut remarquer, de façon significative, que l’on perd la partie dès lors qu’on ne peut plus piocher de cartes. Alors que dans l’imaginaire du jeu, il est dit que le « magicien » devient fou, cela correspond au fait d’être privé précisément de langage, de potentialités expressives. À cet égard, les cartes liées au principe de vider la « bibliothèque » du joueur dans son cimetière évoquent une façon d’atteindre à son psychisme.
[11] Voir Raphaël Gély, « Le langage et l’affectabilité radicale de la vie. Réflexion à partir de la phénoménologie de Michel Henry », in Benoit Kanabus et Joseph Maréchal (sous la direction de),
Dire la croyance religieuse. Langage, religion et société, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2012, collection « Anthropologie et philosophie sociale », pp. 85-117.
[12] Michel Henry,
La barbarie, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 1987, collection « Le livre de poche. Biblio essais », p. 146.
[13] Raphaël Gély, « Souffrance et attention à la vie : éléments pour une phénoménologie radicale du soin », in
Bulletin d’analyse phénoménologique, volume 5, 2009, http://pupups.ulg.ac.be/bap.htm, consulté le 12 juillet 2012, p. 16.
[14] Janine Chasseguet-Smirgel,
Pour une psychanalyse de l’art et de la créativité, Paris, éditions Payot, 1988, collection « Science de l’homme Payot », p. 37.
[15] Idem.
[16] Voir Michel Collot,
La matière-émotion, Paris, Presses universitaires de France, 1997, collection « Écritures ».